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vendredi 22 juillet 2016

L'Ijime dans le manga


Ces dernières années, le harcèlement scolaire est un thème très souvent abordé dans les médias. Reportages, témoignages et livres publiés nous sont parvenus. Le manga ne fait pas exception et plusieurs titres comme Life ou encore A Silent Voice ont clairement exposé le thème du Ijime ("intimidation"), des brimades dans le milieu scolaire japonais, de manière souvent crue. 

L' Ijime trop dur pour le manga ? 

  Dans un manga, lorsque le héros est brutalisé, il est souvent confronté un moment à une grande solitude avant d'être soutenu par un autre personnage qui deviendra son ami et son allié face aux harceleurs. 
Dans les shôjos, le thème est souvent abordé, particulièrement lorsque l'héroïne à le malheur de s'intéresser d'un peu trop près au canon de l'école. Mais les brutalités ne sont généralement pas montrées, elles sont sous-entendues et souvent mises de côté, jugées sans véritable importance. Attention, je ne dis pas que ce n'est pas important, juste que l'histoire passe vite sur ce point, préférant se focaliser sur la romance que sur un thème plus dramatique (exemple ci-dessus à gauche avec l'extrait de Say I Love You, éditions Pika). 


Mais le harcèlement ne touche pas obligatoirement le personnage principal, il peut concerner un personnage secondaire comme celui de Kisa Soma dans Fruits Baskets (éditions Delcourt), petite écolière de primaire qui à force de se faire embêter par les élèves de sa classe finit par ne plus parler. 

L'Ijime est donc abordé mais jamais pris à bras le corps, on en parle mais on ne le montre pas. Pourquoi ? Trop violent, trop honteux, trop sombre ? Pourtant les mangas regorgent de thèmes sombres et la société japonaise est souvent décrite dans les seinens, et pas toujours sous son meilleur jour. Ce qui touche l'univers scolaire serait-il tabou ? Pas vraiment, c'est juste qu'il est difficile de parler d'un thème qu'on a pas forcément expérimenté soi-même, voire qu'on a trop connu au contraire. 

Pour certains mangakas, comme pour plusieurs milliers de personnes, impossible de savoir si ce qu'ils décrivent dans leurs oeuvres ont été réellement vécues ou non. Lors d'un petit aparté sur son manga Life, Keiko Suenobu parle des nombreuses lettres de lecteurs qu'elle reçoit et où le réel dépasse l'imaginaire mais elle ne dit pas si elle a elle-même souffert d'harcèlement. Ce qui n'est pas le cas de Syoichi Tanazono  qui lui publie avec Sans aller à l'école, je suis devenu mangaka un vrai témoignage sur sa propre expérience.

Une représentation coup de poing

  Le harcèlement scolaire peut commencer de multiples façons: une différence, un malentendu, une incompréhension mutuelle... les raisons sont nombreuses et les mangakas l'ont bien compris. Aucun ijime n'est semblable à un autre et les représentations graphiques dévoilent aux lecteurs une multitude de façons dont peut souffrir une personne dans le milieu scolaire. 

1 - Le professeur qui a le mauvais rôle: 
Sans aller à l'école, je suis devenu mangaka pointe directement la faute d'un professeur qui, sans raison apparente frappe le héros Masatomo, alors petit garçon, devant tous ses camarades. Le geste incompréhensible du professeur plonge alors le héros dans une terreur qui lui fait faire des cauchemars et l'empêche d'aller à l'école. La peur devient physique lorsqu'il commence à souffrir d'horribles maux de têtes. Son mal-être s'intensifiant avec le temps, le héros aura du mal à se réintégrer au milieu scolaire et devra continuer ses études de manière peu conventionnelle en suivant notamment des cours dans une association. 

Ici la faute du professeur est clairement mise en cause et le rôle bienveillant de l'enseignant est jeté aux oubliettes pour un rôle beaucoup plus négatif. 
Dans de nombreux témoignages, le rôle du professeur n'est pas à envier: ignorance voire total rejet de l'importance du problème, beaucoup de professeurs ont aggravé le cas des victimes plutôt que de leur venir en aide. Masatomo va rencontrer de nombreux professeurs tout au long de sa vie et si beaucoup tenteront de l'aider, d'autres l'enfonceront, préférant tout mettre sur le dos du petit garçon. Une remplaçante ira même jusqu'à lui dire "Tu vois ce qui se passe quand on ne vient pas à l'école ?" en voyant ses piètres résultats. 

La mangaka Keiko Suenobu a bien compris l'attitude peu avenante de ces professeurs, elle en présente deux exemples à travers ses oeuvres Vitamine et Life. Dans son one-shot, Vitamine, le professeur principal de l'héroïne préfère ne voir dans ces brimades qu'une banale blague, presque compréhensible. Après tous les examens approchent, il faut bien que les élèves évacuent leur stress. On pourrait croire que "l'âge" explique ce manque de visibilité de la part de l'enseignant mais Keiko Suenobu rejette vite cette idée. Dans sa série Life, la professeur principale de l'héroïne, une jeune femme d'à peine trente ans, sait parfaitement ce qui se trame dans sa classe. Seulement ça l'ennuie. Elle voudrait gérer une classe d'élèves modèles et savoir qu'il y a une élève qui ne rentre pas dans le moule la rend mauvaise. Plutôt que d'aider son élève, elle va la traiter de menteuse et cherchera même à lui nuire, préférant se ranger du côté des harceleurs. Le rôle de l'adulte perd donc tout son sens dans ces histoires puisque les élèves, enfants et adolescents, se retrouvent très souvent livrés à eux-mêmes. 
Mais il ne faut pas croire que tous les mangakas donnent systématiquement le mauvais rôle aux adultes. Dans A Silent Voice, les adultes sont au contraire très présents dans les premiers chapitres et la mère de la victime, la petite Shoko n'hésitent pas à dire ses quatre vérités à son harceleur. Le méchant professeur n'est donc pas toujours à l'origine des ennuis du héros maltraité et peut même parfois tenter de lui venir en aide, comme c'est le cas dans Life avec une jeune remplaçante qui tente, maladroitement, de donner la parole à Ayumu, l'adolescente harcelée. Pas toujours efficaces mais bien présents, les adultes sont ici dépeints de manière assez réelle: ils essayent de comprendre une jeunesse qui les dépasse souvent et préfèrent parfois ignorer les problèmes pour ne pas être submerger par toute cette violence. 

2 - La solitude et les monstres: Si les professeurs ne sont pas la cause du mal-être des héros, alors qui est-ce ? Les camarades de classe. Souhaitant juste "plaisanter" ou désirant vraiment faire du tord aux héros, les élèves d'une seule classe peuvent se retourner contre l'un des leurs quand ça les arrange. Enfants ou adolescents, la violence ne connaît pas de limite et les mangakas, lorsqu'ils décident d'aborder ce thème, se montrent souvent très violents dans leurs représentations du ijime. Bagarre, passage à tabac, voire humiliation publique, les violences faites aux héros poussent souvent le lecteur à s'accrocher lors de sa lecture. Particulièrement lorsque les héros, fragilisés, en viennent à se faire du mal aux-mêmes comme peut le faire Ayumu (Life) en se scarifiant.



La solitude est donc pendant un temps l'ultime réponse de la victime qui se retrouve piégée et ne sait pas comment agir face à ces violences quotidiennes. Leurs bourreaux prennent alors des visages différents selon les mangakas. 
Dans A Silent Voice, le jeune âge des harceleurs donne un aspect malsain à leurs rires. Ce qui pourrait presque passer pour de l'innocence apparaît aux yeux du lecteur comme une moquerie de plus, ajouté au fait que leurs gestes sont clairement provoqués par une ignorance et une méchanceté bête propres aux enfants. 
Pourtant, la représentation du "méchant" peut aller plus loin, et si dans Sans aller à l'école, je suis devenu mangaka, la peur du petit garçon apparaît dans ses cauchemars comme une ombre menaçante, dans la série Life, la cruauté est visible dans les gestes des harceleurs mais également dans leur physionomie. Keiko Suenobu donnant une apparence presque démoniaque à ses personnages, faisant ainsi ressortir leur violence à son paroxysme. Les monstres décrits par les actes deviennent ainsi bien réels aux yeux du lecteur qui n'a d'autre choix que d'assister, impuissant,  au calvaire des personnages. 
Différents messages mais une vraie force recherchée

  Si les violences représentées dans ces mangas sont des passages très forts (émotionnellement et graphiquement), les messages proposés par les auteurs le sont tout autant. Leurs héros ne peuvent pas rester indéfiniment des victimes et chacun trouve une façon ou une autre de sortir de ce cauchemar. 
Dans A Silent Voice, le changement d'école est la solution la plus simple pour la petite Shoko qui parviendra dans sa nouvelle classe à se faire accepter. Life est quant à lui une vraie ode à l'amitié avec les personnages d'Ayumu et de Miki, les deux exclues de la classe qui vont allier leur force pour faire face à leurs harceleurs et au manque de soutien du corps professoral. 

Mais parfois le héros, bien qu'entouré par une famille aimante ne trouve la force d'affronter ses problèmes que d'une manière "détournée". Sans aller à l'école, je suis devenu mangaka et Vitamine abordent le thème de l'ijime en lien avec le thème de la création. Souffrir permet aux héros de se lancer dans leur rêve (devenir mangaka) et de réussir. Plus qu'une réussite "sociale", en reprenant une place saine au sein de la classe, ces héros obtiennent une réussite individuelle qui leur est propre grâce à leur art. Art qui leur permet d'oublier leurs harceleurs mais également d'affronter une dernière fois leurs souvenirs. Vitamine se termine avec la publication du premier manga de l'héroïne qui parvient à se faire éditer au lycée et Syoichi Tanazono, auteur de Sans aller à l'école, je suis devenu mangaka, arrive à témoigner des années plus tard en publiant cette biographie. 

  Le thème de l'ijime n'est donc pas abordé si superficiellement dans les mangas. Seulement, il faut que le lecteur soit prêt dès les premières pages à subir des chocs durant sa découverte, ce thème et ses représentations pouvant être très violents. Mais les mangakas ne cherchent pas uniquement à choquer leurs lecteurs, c'est un vrai message qu'ils font passer à travers leurs oeuvres. D'abord en parlant ouvertement d'un thème jugé trop souvent comme tabou, mais aussi en donnant foi aux lecteurs à travers leurs héros qui, heureusement, parviennent toujours à se relever. L'importance de ce thème tient donc à la violence des actes commis sur les victimes mais également au courage de ces dernières ainsi qu'à leur volonté de s'en sortir face à toutes ces injustices. 

Les mangas qui ont inspiré cet article...